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José de Ribera : Maître des ténèbres et de la chair


José de Ribera (1591–1652), surnommé Lo Spagnoletto, « le petit Espagnol », est l’une des figures majeures du baroque européen. Deuxième grand maître caravagesque de notre trilogie, il a marqué la peinture napolitaine par une œuvre puissante, radicale, et profondément humaine. Peintre du ténébrisme le plus cru, il s’est imposé comme l’un des plus brillants héritiers de Caravage, tout en développant un langage pictural personnel, où se mêlent violence expressive, vérité anatomique et spiritualité saisissante.


Ribera - Mestan Tekin - Revue de l’atelier
Saint Jérôme et l’Ange du Jugement Dernier - Détail

Scènes de martyrs, philosophes mendiants, corps difformes ou visages extatiques : Ribera peint l’homme dans sa nudité la plus brute, sans fard ni détour. Même aujourd’hui, certaines de ses compositions dérangent par leur intensité. Cet article propose de plonger dans son style ténébriste, sa technique picturale, ses œuvres majeures et son influence durable, tout en retraçant son parcours singulier et les éléments intimes qui ont façonné son regard.



1. Une vie entre deux mondes : Espagne et Italie


Né en 1591 à Xàtiva, près de Valence, dans une Espagne encore profondément marquée par la Contre-Réforme, José de Ribera grandit dans un climat d’intense religiosité. On sait peu de choses sur son enfance, sinon qu’il part très jeune pour l’Italie. Il aurait étudié d’abord à Parme, puis à Rome, avant de s’installer définitivement à Naples vers 1616. C’est là qu’il forge sa carrière et son style, et qu’il épouse en 1626 Caterina Azzolino, fille d’un imprimeur local, avec qui il aura plusieurs enfants. Mariage non sans intérêt carriériste.


Sa vie privée est marquée par une ascension sociale significative. Longtemps simple artisan étranger, Ribera devient un peintre de cour, anobli, respecté et craint. Il fréquente les cercles aristocratiques napolitains, obtient d’importantes commandes pour les vice-rois espagnols et s’implique dans la défense des intérêts des peintres locaux. Selon certaines sources, il aurait été lié à la Cabaletta, une sorte de confrérie de peintres napolitains hostiles à l’influence étrangère, notamment des artistes bolonais. Une sorte d’affrontement mafieux artistique/artisanal. On est tout de même à Naples!


Ribera meurt en 1652, riche et honoré. Contrairement à Caravage, son destin n’est pas tragique mais accompli. Il laisse une œuvre immense, admirée de son vivant et largement diffusée grâce aux nombreuses gravures qu’il supervisait lui-même.


Ribera - Mestan Tekin - Revue de l’atelier
Ermite attaché à un arbre - Sanguine du British Museum exposée à Paris en février


2. Un ténébrisme dramatique et naturaliste


L’art de Ribera repose sur une double tension : entre l’ombre et la lumière, entre la chair meurtrie et la foi triomphante. Dès ses débuts, il adopte un clair-obscur hérité de Caravage, qu’il pousse à une extrême radicalité. La lumière jaillit brutalement sur un visage, un torse martyrisé, une main crispée — tandis que le reste de la scène demeure noyé dans l’obscurité. Ce contraste dramatique sculpte les corps, isole les figures dans une atmosphère de silence suspendu. Une composition en clair obscur avec un point focal évident c’est une combinaison parfaite pour attirer l’attention.


À cette dramaturgie lumineuse s’ajoute un réalisme sans concession. Ribera peint la peau flasque, les veines apparentes, les cicatrices, les infirmités, avec une précision presque chirurgicale. Mais jamais il ne caricature. Ses vieillards, ses estropiés, ses figures déchues sont empreints d’une dignité grave, souvent même d’un sentiment de sacré. Il ne s’agit pas de misérabilisme, mais d’une humanité révélée dans son extrême vérité.


Ses compositions sont souvent resserrées, frontales, concentrées sur une seule figure ou un petit groupe. Le spectateur devient témoin direct d’un drame, impliqué visuellement et émotionnellement.



3. Une technique picturale magistrale


Supports et préparation


Ribera travaille principalement sur toile, utilisant une préparation brune ou rougeâtre typique de l’école napolitaine, souvent à base de terre d’ombre et de pigments ferriques. Cette couche chaude renforce les effets de clair-obscur et structure l’ensemble de la composition.


Dessin et construction


Contrairement à Caravage qui démarre sur le vif, Ribera prépare soigneusement ses œuvres. Il réalise des dessins au fusain ou à la pierre noire, parfois lavés à l’encre, pour établir la structure des figures. Cette rigueur donne à ses tableaux une solidité plastique remarquable.


Ribera - Mestan Tekin - Revue de l’atelier
Scène de torture - Encre brune et lavis - Teylers Museum

Application de la peinture


Il alterne empâtements épais et glacis translucides. Les zones de lumière sont traitées avec vigueur, à coups de pinceau visibles, presque sculptés. Les ombres, au contraire, sont fondues, vaporeuses, parfois laissées inachevées. Ce contraste de traitement renforce le modelé et la présence physique des figures par rapport à l’arrière plan.


Pigments et palette


Sa palette, restreinte mais raffinée, privilégie les terres (sienne, ombre, terre rouge), les noirs, les blancs de plomb, ainsi que quelques rouges puissants (laque de garance, minium) et des verts ternes (vert-de-gris). Dans les zones éclairées, il utilise parfois de la silice pour accentuer l’éclat de la pâte blanche.


Ribera - Mestan Tekin - Revue de l’atelier
On voit bien les empâtement siliceux sur le front du Saint Jérôme. Observez la différence de traitement entre la carnation, la pilosité et l’arrière plan.


4. La matière picturale au service de la chair


Chez Ribera, la peinture devient matière vivante. Chaque pli de peau, chaque cicatrice, chaque nerf palpite sous le pinceau. La touche peut être nerveuse, hachée, presque douloureuse, ou au contraire lisse et satinée dans les visages extatiques. Il module ses effets pour traduire la diversité des états de chair et d’âme. Cette capacité à peindre le poids des corps, leur chaleur, leur vieillissement, fait de lui un maître inégalé du réalisme baroque.



5. Cinq œuvres majeures


Le Martyre de saint Philippe (1639, Prado)


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Le Martyre de saint Philippe (1639, Prado)

Une lumière céleste éclaire le corps frêle du saint, hissé sur la croix par des bourreaux indifférents. Le contraste entre l’extase mystique de Philippe et la banalité brutale de ses bourreaux crée une tension saisissante.


Le Martyre de saint Barthélemy (vers 1634)


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Le Martyre de saint Barthélemy (vers 1634)

Le supplice de l’écorchage est rendu avec un réalisme presque insoutenable. Mais le visage transfiguré du martyr transcende la douleur. Ribera atteint ici un sommet dans la représentation du martyre comme voie vers le divin.


Le Silène ivre (1626, Capodimonte)


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Le Silène ivre (1626, Capodimonte)

Tableau païen et profane, d’un naturalisme ravageur. Le vieux Silène, ivre et hilare, devient une incarnation de la chair jubilante et dégradée. C’est une œuvre drôle, dérangeante, virtuose.


Le Pied-bot (1642, Louvre)


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Le Pied-bot (1642, Louvre)

Portrait plein de tendresse et de lumière d’un enfant infirme, fier et digne. C’est un chef-d’œuvre d’empathie, où Ribera sublime la marginalité et donne à voir la beauté là où on ne l’attend pas.


Magdalena Ventura, la Femme à barbe (1631)


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Magdalena Ventura, la Femme à barbe (1631)

Peinture spectaculaire et troublante. La femme, allaitant son enfant, est peinte avec une gravité presque sacrée. Ribera interroge ici les normes, les identités et les apparences.



6. Héritage et influence


Naples et les Riberisti


Ribera domine la scène napolitaine pendant plus de trente ans. Il forme de nombreux élèves, inspire une école entière (les Riberisti), et marque durablement l’imaginaire religieux du Sud de l’Italie.


L’Espagne ? Bien qu’il n’y retourne jamais, son influence est capitale. Velázquez admire sa maîtrise du corps, Murillo s’imprègne de sa tendresse, et Zurbarán de son intensité mystique. Grâce aux commandes vice-royales, ses œuvres circulent dans tout l’Empire espagnol.


Son influence dépasse également les frontières : Rembrandt reprend ses contrastes, Goya son goût du grotesque et de la souffrance, Courbet sa chair, Bacon son tragique. Redécouvert au XIXe siècle, Ribera est aujourd’hui célébré comme un géant du réalisme baroque.


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Apollon et Marsyas (détail), que nous aurons l’occasion de voir de plus près lors des visites au Musées Royaux de Beaux Arts de Bruxelles très prochainement. Ici c’est la version de Capodimonte qui était exposée à Paris cette année.


Conclusion


José de Ribera est le peintre des extrêmes : de la chair suppliciée, de la foi exaltée, du grotesque glorifié. À la différence de Caravage, il ne meurt pas jeune ni dans le scandale. Il réussit à s’imposer, à fonder une famille, à faire école. Pourtant, son œuvre demeure radicale, brûlante, souvent dérangeante. Il a su conjuguer virtuosité technique, rigueur intellectuelle et regard profondément humain.


J’ai assisté à la retrospective RIbera au Petit Palais à Paris en février dernier. L’occasion de faire le point sur son oeuvre et le déroulé de sa technique et de son évolution tout le long de sa carrière. On ne peut s’empêcher de retrouver son influence chez d’autres maîtres parfois contemporains. Il y a quelque chose de magnétique dans cet univers mystique et noir. La monographie de l’exposition est disponible à la consultation à l’atelier.


Si vous avez des questions sur l’artiste ou sur sa technique, n’hésitez pas à m’en parler en cours.

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