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Artemisia Gentileschi : Le sang, la soie et le silence




Avec Artemisia Gentileschi, nous arrivons au dernier volet de notre trilogie caravagèsque. Après Caravage, le fondateur, et Ribera, le méditatif, voici une figure plus vibrante, plus colorée, et pourtant tout aussi radicale. Artemisia, c’est la lumière du Caravage traversée par l’expérience d’une femme, la violence transfigurée en puissance narrative, la peinture d’histoire habitée par une voix singulière.


Heureux hasard du calendrier des expositions : le musée Jacquemart-André à Paris consacre en ce moment une rétrospective exceptionnelle à son œuvre. L’occasion idéale de clore ce cycle en beauté, en confrontant la peinture à l’épreuve du regard direct, celui du musée, du public et du temps retrouvé.

Artemisia Gentileschi - Mestan Tekin
Judith et sa servante (v. 1614) - détail

À l’heure où les figures féminines de l’histoire de l’art sont réévaluées avec l’attention qu’elles méritent, Artemisia Gentileschi (1593–1656) apparaît comme une artiste fondatrice. Maîtresse du clair-obscur, pionnière dans sa représentation des héroïnes, elle conjugue à son œuvre un destin personnel bouleversant. Sa peinture ne se résume pas à un manifeste féministe avant l’heure : elle est une réponse magistrale à l’injustice, un langage plastique autonome, nourri de virtuosité, de théâtre et de courage. Artemisia ne peint pas seulement pour exister : elle peint pour témoigner, agir et transmettre.


Une éducation dans l’ombre lumineuse du Caravage


Née à Rome, Artemisia est la fille du peintre Orazio Gentileschi, caravagesque raffiné, connu pour son style élégant, aux compositions calmes et structurées. Le jeune Caravage travaille dans les mêmes cercles que son père, et Artemisia baigne dans cet univers de tensions artistiques, entre naturalisme brut, religiosité nouvelle et théâtralité baroque.


Elle n’a pas accès aux écoles d’art réservées aux hommes, mais apprend dans l’atelier

familial : dessin, préparation des fonds, maîtrise des pigments, observation du modèle vivant. On imagine très bien cette jeune fille attentive et volontaire arpentant l’atelier du père. Très tôt, elle assimile l’essentiel. Mais ce qui frappe, dans sa première œuvre connue, Suzanne et les vieillards (1610), c’est une capacité rare à faire ressentir ce que vit le modèle.

Artemisia Gentileschi - Mestan Tekin
Suzanne et les vieillards (1610)

Ce tableau, peint alors qu’elle a à peine 17 ans, montre Suzanne dans un moment de pure détresse : les vieillards l’importunent, et elle tente de se recroqueviller. Contrairement aux versions masculines, qui exploitent l’occasion pour dénuder complaisamment le corps féminin, Artemisia insiste sur le ressenti intérieur : la peur, la honte, la vulnérabilité. C’est déjà un renversement du regard, un female gaze avant la lettre. La lumière découpe les formes sans les flatter : elle veut peindre le réel plutôt que le fantasme.


Le viol et le procès : peindre à l’épreuve du monde


En 1611, Artemisia est violée par Agostino Tassi, un peintre romain que son père avait engagé pour parfaire sa formation. L’affaire est d’autant plus violente que Tassi promet le mariage pour échapper à la plainte, puis trahit sa promesse. S’ensuit un procès public de plusieurs mois, où Artemisia, jeune femme de 17 ans, doit subir un interrogatoire sous la torture pour prouver qu’elle ne ment pas.


Le procès est un moment charnière dans sa vie et dans sa peinture. Ce qu’elle a vécu ne peut être évacué. Il s’imprime dans sa manière de représenter les figures féminines : non plus passives, mais actrices de leur destin, même dans la douleur. C’est dans la foulée du procès qu’elle peint la première version de son chef-d’œuvre : Judith décapitant Holopherne (1612–13, musée de Naples). Rarement la vengeance divine n’a été représentée avec autant de violence réaliste. Le sang jaillit en jets puissants. Judith et sa servante agissent, ensemble, sans trembler. Elles ne prient pas… elles agissent.


Je ne voudrais pas réduire la suite de son œuvre à une simple réaction à cet événement, mais en observant la dynamique et les expressions des personnages qui s’ensuivent, on ne peut que constater l’impact que ce traumatisme a eu sur elle.

Artemisia Gentileschi - Mestan Tekin
Judith décapitant Holopherne (1612–13)

Dans Judith décapitant Holopherne, les textiles, la chair, la lame et le drap forment un orchestre de textures, chaque matière étant rendue selon une technique distincte : glacis fondus, empâtements brossés, rehauts secs. L’apport des plus petits détails est fascinant. Les gouttelettes de sang sur le bras de Judith : elles sont minuscules, posées comme des éclats, avec une finesse qui rompt avec la brutalité de la scène. Artemisia joue sur les matités et les brillances pour différencier la peau, le tissu, le métal, le sang. La jonction gorge-menton d’Holopherne, où la peau est à moitié arrachée, est un chef-d’œuvre de vérité anatomique et de peinture dramatique.


Artemisia utilise une palette sobre et efficace : terre d’ombre naturelle, rouge de garance, cinabre, ocre rouge, blanc de plomb, bleu de smalt, et probablement noir de charbon ou noir de vigne dans les ombres les plus profondes. Les chairs sont modelées en couches transparentes, tandis que le sang et les détails sont posés en dernier, avec une touche plus pâteuse.


La comparaison avec la version de Caravage du même sujet (v. 1599) est éclairante. Là où lui représente une Judith distante, presque désolée de sa propre force, Artemisia peint la détermination physique de la justice. Ses personnages ont des corps solides, ancrés dans le réel, dans une lumière crue. On a beaucoup dit qu’Artemisia « peignait son viol ». L’interprétation est un peu courte. Elle peint la réparation, la puissance retrouvée, la maîtrise symbolique – ou peut-être une vengeance symbolique.


Florence : entre ascension sociale et exploration picturale


En 1614, Artemisia quitte Rome pour Florence. Elle y épouse un artiste modeste, Pierantonio Stiattesi, avec qui elle aura plusieurs enfants. Plus que le mariage, c’est l’environnement florentin qui transforme son parcours. Elle y trouve des commanditaires cultivés, une cour raffinée, des liens avec les Médicis. Fait exceptionnel : elle devient la première femme admise à la prestigieuse Accademia del Disegno, en 1616. Elle côtoie Galilée, échange avec Michelangelo Buonarroti le Jeune (petit-neveu du maître), fréquente des cercles littéraires.


À Florence, son style évolue. Le clair-obscur caravagesque s’adoucit, la palette devient plus colorée, plus chaude, les compositions plus narratives. On le voit dans Judith et sa servante (v. 1614, Détroit), où elle représente l’instant d’après : Judith replie la tête d’Holopherne dans un sac pendant que sa servante surveille la porte. Le clair-obscur est toujours présent, mais tempéré par des tons dorés, ocres, bruns veloutés. L’œuvre est dramatique, mais psychologiquement subtile : c’est la tension, non le sang, qui parle.

Artemisia Gentileschi - Mestan Tekin
Judith et sa servante (v. 1614)

Le travail du modelé sur les drapés dorés et les détails de la composition atteint un niveau de maturité équivalent aux meilleurs peintres de l’époque, et déjà bien supérieur à celui de son père. À l’exposition du musée Jacquemart-André, cette composition est exposée face à celle de son père sur le même sujet. Le jugement technique est sans appel.


Concernant la technique : fond préparé à la terre brûlée, imprimatura visible par endroits dans les contre-lumières, lumière latérale gauche, diagonale des corps tendue, textures différenciées (peau, soie, toile…). Judith porte un corsage damassé doré, sa robe est rendue dans une touche lisse et fluide, la servante dans des tonalités plus sombres. L’épée, le sac, la tension musculaire sont exécutés avec un réalisme saisissant.


Pigments utilisés : jaune de Naples, ocre doré, blanc de plomb, rouge vénitien, terre de Sienne brûlée, bleu de smalt, azurite, terre d’ombre naturelle. Les ombres sont posées en glacis transparents, parfois brunis, pour éviter toute dureté. La chair est rehaussée par de fines couches de blanc transparent, appliquées en voiles légers pour préserver la profondeur.


Elle peint aussi une Cléopâtre, une Lucrèce suicidaire, une Allégorie de l’Inclinazione pour la maison Buonarroti. Ces figures tragiques ne sont pas des prétextes au nu chez Artemisia : elles sont des portraits de courage, des images de décision, d’abandon, de sacrifice. (La figure de Cléopâtrereviendra d’ailleurs plusieurs fois dans la fin de sa carrière.)


Rome, Gênes, Venise : circuler pour survivre


À partir de 1620, Artemisia quitte Florence pour Rome, où elle espère renouer avec le succès. Mais la capitale pontificale a changé. Les commandes religieuses sont tenues par des réseaux masculins, et elle peine à s’y réimplanter. Elle produit néanmoins des toiles ambitieuses, comme une Marie-Madeleine pénitente bouleversante (1625-30), où la pécheresse n’est plus la séductrice repentie, mais une femme jeune, blessée, la tête tournée vers la lumière comme vers un pardon intérieur.

Artemisia Gentileschi - Mestan Tekin
Madeleine pénitente (1625-30)

Elle voyage ensuite à Gênes, où elle rencontrera probablement Van Dyck, puis à Venise, où elle étudie les œuvres du Titien, de Tintoret et de Véronèse. Ces influences vénitiennes transforment encore sa palette : plus de reflets, plus de textures, plus d’ampleur. L’artiste devient cosmopolite, intégrant dans sa technique une pluralité de traditions.


Naples : l’installation dans la durée


En 1630, elle s’installe durablement à Naples, alors capitale du royaume espagnol de Naples et deuxième plus grande ville d’Europe. Elle y trouve un marché florissant, des commandes religieuses, un public sensible au drame et au clair-obscur. Naples, c’est aussi la ville de Ribera, dont elle admire l’intensité brutale. Artemisia s’inscrit dans ce climat, mais sans imiter.


Elle y peint plusieurs grandes toiles : des Annonciations, des Nativités, mais aussi des œuvres profanes comme David et Bethsabée, où la sensualité est traitée avec pudeur et gravité. Le nu n’y est jamais gratuit. Bethsabée regarde au loin, pensive, comme si elle anticipait son destin.


Autre chef-d’œuvre napolitain : Esther devant Assuérus (Naples, 1628), une grande toile où la figure d’Esther s’avance vers le roi en risquant la mort. L’émotion est suspendue, l’espace est théâtral, et la lumière baigne la scène d’une clarté dorée. Ici encore, Artemisia donne à ses héroïnes une présence majestueuse, une tension intérieure qui transforme la scène biblique en méditation politique. Cette composition n’a pas de dessin préparatoire connu. Il est probable que la composition est née au fil de la réalisation. Notez la maîtrise de la perspective, élément rare dans ses compositions souvent très serrées.

Artemisia Gentileschi - Mestan Tekin
Esther devant Assuérus (1628)

Le voyage à Londres et la collaboration avec Orazio


Vers 1638, Artemisia rejoint son père à Londres, à la cour du roi Charles Ier, grand collectionneur et mécène. Elle y travaille probablement sur les décors de la Queen’s House à Greenwich, où Orazio exécute de grandes allégories. On conserve peu de toiles certaines de cette période, mais plusieurs indices montrent qu’Artemisia a peint à la cour.


Ce séjour londonien, encore mal documenté, confirme cependant son rayonnement européen. Elle appartient à cette génération d’artistes baroques qui circulent d’une cour à l’autre, s’adaptent aux goûts et diffusent un style renouvelé. La mort d’Orazio en 1639 semble marquer la fin de cette phase. Artemisia retourne à Naples.


L’exposition de Paris présente des esquisses de Leonaert Bramer (prêtées par les Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique), dont une à la pierre noire montrant Artemisia déguisée en homme moustachu tenant une pomme d’amour. Elle était proche de certains Bentvueghels, ces artistes nordiques en marge des circuits académiques italiens, venus compléter leur formation. Nous avons eu l’occasion d’en parler lors des visites guidées à Bruxelles, en évoquant les compositions de Van Bijlaert ou de Van Dyck. Artemisia était nécessairement, à l’époque, à cheval entre l’académie et la marge.

Artemisia Gentileschi - Mestan Tekin
Leonaert Bramer - Portrait d’Artemisia Gentileschi (1620) - Pierre noire

Dernières années et postérité


Jusqu’au début des années 1650, Artemisia continue de peindre à Naples. Certaines œuvres tardives sont moins fortes, parfois répétitives, mais elle continue à signer ses toiles avec fierté. Sa dernière œuvre datée est une Suzanne de 1652. Elle meurt sans doute peu après 1654, dans l’oubli.


Son nom disparaît pendant près de trois siècles. On l’oublie, ou on l’absorbe dans la figure de son père. Il faut attendre Roberto Longhi en 1916, puis les travaux de Germaine Greer, Mary Garrard et Griselda Pollock pour qu’Artemisia retrouve sa juste place. Aujourd’hui, ses toiles sont dans les plus grands musées du monde. Son nom est associé à la redécouverte des femmes artistes du passé, mais aussi à un regard singulier sur la peinture d’histoire : incarnée, émotionnelle, revendicative sans être démonstrative.


L’exposition de Paris est l’occasion de découvrir, dans un même lieu, toute la puissance narrative, la sensibilité morale et le développement technique de son œuvre. Il reste de nombreuses zones d’ombre dans son parcours, et beaucoup de tableaux sont encore à identifier ou à attribuer, ce qui fait d’elle une source d’inspiration et de curiosité renouvelée pour les spécialistes, les amateurs et les artistes comme nous.


Si vous avez des questions sur des points évoqués ici ou sur son œuvre et sa technique, n’hésitez pas à m’en parler à l’atelier.


À vos pinceaux !



Annexes


Retrouvez ici quelques images de détails de certaines œuvres présentes à l’exposition pour avoir un point de vue proche de la couche picturale.

Artemisia Gentileschi - Mestan Tekin
Autoportrait en joueuse de luth (1614) - détail
Artemisia Gentileschi - Mestan Tekin
Autoportrait en joueuse de luth (1614) - détail
Artemisia Gentileschi - Mestan Tekin
Allégorie de l’inclination (1615)
Artemisia Gentileschi - Mestan Tekin
Danaé (1612) - détail - Peinte sur cuivre
Artemisia Gentileschi - Mestan Tekin
David avec la tête de Goliath (1610) - détail

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