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L’alizarine cramoisie : sublime et fragile

Il y a des couleurs qui traversent le temps en silence, s’infiltrant dans les couches picturales, les tissus, les chairs, les ombres. L’alizarine cramoisie est de celles-là. Rouge profond, légèrement bleuté, elle a marqué la peinture du XIXe siècle comme le bleu outremer avait marqué la Renaissance. Mais derrière cette beauté grave se cache un paradoxe : une couleur somptueuse, mais instable. Séduisante, mais fuyante. Un pigment à double visage. Elle a intégré la palette restreinte dans notre atelier pour plusieurs raisons, mais elle est en permanence dans un état de grâce dans cette palette.


Aujourd’hui, dans les ateliers et les musées, l’alizarine cramoisie continue de fasciner. Pour son histoire, sa composition, ses usages. Pour ce qu’elle révèle aussi des limites de la couleur dans le temps. Comprendre ce pigment, c’est raconter une histoire faite de science, de techniques, d’illusions et de révélations. C’est aussi saisir l’évolution de la peinture moderne, entre recherche chromatique et permanence matérielle.


Alizarine cramoisie par Mestan Tekin
Le Cri - Edvard Munch



Une racine pourpre venue de loin : origine et étymologie


L’histoire de l’alizarine commence bien avant la peinture à l’huile. Elle naît dans les champs si on peut dire. Le mot “alizarine” dérive de l’arabe “al-‘aṣāra”, qui signifie « jus extrait », en référence à la teinture obtenue à partir de la racine de garance (Rubia tinctorum). Cette plante, cultivée depuis l’Antiquité dans tout le bassin méditerranéen, contient plusieurs colorants naturels, dont la purpurine et surtout l’alizarine, isolée pour la première fois au début du XIXe siècle.


Les Égyptiens l’utilisaient déjà dans les étoffes ; des textiles rouges à base de garance ont été retrouvés dans la tombe de Toutankhamon. Les teinturiers indiens et persans la maîtrisaient depuis des siècles. Mais en peinture, son usage est plus tardif : la laque de garance devient un pigment artistique à partir du XVe siècle, lorsqu’on commence à fixer les colorants végétaux sur un support insoluble (alun ou argile), créant ainsi des couleurs utilisables dans les médiums picturaux.


Je vous présente ici un bel exemple d’usage de la laque de garance dans un portrait du Fayoum, donc Romano-égyptien, datant du second siècle après JC. Toute la tunique présente plusieurs nuances de pourpre et de rouge-pourpre pour suggérer les ombres, témoignant d’une grande maîtrise technique. Ces variations sont obtenus par des nuances de garance mélangée à de la craie. La craie apporte de l’opacité, de la stabilité et des variations de valeur subtiles.


Alizarine cramoisie par Mestan Tekin
Portrait de femme - Fayoum - IIe après JC

De la garance à l’alizarine : une histoire chimique et picturale


Un bon exemple de garance classique que nous pouvons admirer est sur la Venus d’Urbin par Titien… On retrouve des traces de laque de garance sur les tons rouges du rideau, de la couche supérieure du coussin et dans certaines ombres chaudes de la chair.


Alizarine cramoisie par Mestan Tekin
Vénus d’Urbin - Titien

C’est en 1826 que les chimistes français Pierre-Jean Robiquet et Jean-Jacques Colinisolent la molécule responsable de cette couleur : l’alizarine. Elle devient alors un objet d’étude pour la chimie naissante des colorants. Mais la révolution a lieu en 1868, quand deux chimistes allemands, Carl Graebe et Carl Liebermann, synthétisent l’alizarine à partir de l’anthracène, un dérivé du goudron de houille. Le premier colorant végétal à être synthétisé. Une avancée majeure.


Dès lors, l’alizarine cramoisie synthétique (CI PR 83) remplace peu à peu les anciennes laques de garance. Plus homogène, moins coûteuse, elle conserve la teinte profonde et violacée tant aimée. Mais hélas, elle hérite aussi de ses défauts de permanence, notamment en présence de lumière UV.



III. Premiers usages en peinture : entre lumière et oubli


L’introduction de l’alizarine cramoisie dans la peinture artistique coïncide avec l’essor du réalisme et de l’impressionnisme. Les artistes du XIXe siècle, en quête de couleurs plus expressives et de contrastes chromatiques nouveaux, l’intègrent dans leur palette.


Parmi les plus fervents utilisateurs figure Pierre-Auguste Renoir. Dans La Balayeuse(1875–76), des analyses menées par le C2RMF ont révélé l’usage d’alizarine cramoisie dans les vêtements de la figure et les ombres colorées. Ce pigment, utilisé en glacis, confère aux volumes une douceur veloutée. Mais la dégradation a laissé des traces : les rouges originaux ont bruni, trahissant les limites du pigment.


Alizarine cramoisie par Mestan Tekin
La Balayeuse - Auguste Renoir

Autre exemple marquant : John Singer Sargent, maître des glacis raffinés. Dans Portrait of Madame X (1884), des études stratigraphiques sur des esquisses préparatoires (Harvard, MFA Boston) montrent une utilisation discrète mais stratégique d’alizarine cramoisie dans les carnations et le fond, pour modeler la profondeur avec subtilité.


Alizarine cramoisie par Mestan Tekin
Madame X - John Singer Sargent

Chez Vincent van Gogh, l’alizarine cramoisie apparaît dans des tableaux comme Le Café de nuit (1888). Des analyses du Van Gogh Museum ont confirmé la présence de PR 83 dans les murs rouges, aujourd’hui brunis. Van Gogh, passionné de couleurs, utilisait souvent des pigments peu stables, conscient mais résolu.


Alizarine cramoisie par Mestan Tekin
Le Café de Nuit - Vincent Van Gogh

Enfin, dans Le Cri (1893), Edvard Munch combine alizarine cramoisie, jaune de chrome et bleu de cobalt dans le ciel. Les études menées par la National Gallery of Norway ont mis en évidence la décoloration partielle du rouge, altérant l’impact initial du ciel tourmenté.


Alizarine cramoisie par Mestan Tekin
Le Cri - Edvard Munch

Ces exemples montrent à quel point l’alizarine cramoisie, malgré sa beauté, se trahit elle-même avec le temps.



Usages techniques : un rouge transparent au comportement subtil


L’alizarine cramoisie séduit par sa transparence, sa profondeur et sa capacité à créer des glacis vibrants. Dans les techniques à l’huile, elle est souvent utilisée en couches fines superposées à des tons plus clairs pour enrichir les ombres ou moduler les carnations. Sa teinte, légèrement bleutée, permet aussi d’obtenir des violets subtils en mélange avec du bleu outremer ou du cobalt. L’alizarine et le bleu outremer ensemble forment un de mes mélanges préférés.


Cependant, en peinture à l’huile, son instabilité à la lumière pose un vrai problème. De nombreux maîtres, de Turner à Van Gogh, ont utilisé l’alizarine (ou ses équivalents naturels) dans des zones d’ombre ou d’arrière-plan — qui ont ensuite viré, brunissant ou s’estompant avec le temps.


Je vous montre ici un exemple d’usage dans une peinture de Turner intitulée Norham Castle, Sunrise (c. 1845). Bien que ce tableau précède la synthèse de l’alizarine, il contient une forme de laque de garance naturelle, ancêtre directe de l’alizarine cramoisie. L’analyse par spectroscopie Raman (Tate Britain) a confirmé l’utilisation de cette laque rouge dans les zones lumineuses du ciel, créant un contraste vibrant avec les jaunes et les mauves.


Alizarine cramoisie par Mestan Tekin
Norham Castle, Sunrise - Turner

Un autre exemple à l’huile mérite d’être mentionné ici. Claude Monet dans La Gare Saint-Lazare (1877) nous présente un usage intéressant pigment. Des Études réalisées par le musée d’Orsay et le C2RMF, publiées dans la revue Technè, et qui analysent la stratigraphie pigmentaire de plusieurs versions de La Gare Saint-Lazare ont mis en évidence la présence d’alizarine cramoisie dans les zones sombres du panache de fumée et dans certaines touches de brique rouge.


Alizarine cramoisie par Mestan Tekin
Monet - La Gare Saint-Lazare

Monet utilisait ce pigment pour créer des effets de contraste subtils entre lumière et vapeur, profitant de sa transparence pour des glacis dans les zones atmosphériques.


En aquarelle, sa transparence est un atout majeur. Les lavis d’alizarine permettent d’obtenir des modulations douces et des dégradés somptueux. Mais là encore, son manque de solidité pousse la plupart des fabricants à proposer aujourd’hui des versions “permanentes” à base de quinacridone.


En acrylique, des versions de PR 83 sont parfois encore disponibles, mais presque toujours remplacées dans les gammes professionnelles par des substituts stables.



L’Alizarine Cramoisie aujourd’hui


Une œuvre emblématique de l’usage réfléchi et analytique de l’alizarine cramoisie dans l’art contemporain est la peinture de Marcia Hafif, intitulée Mass Tone Painting: Alizarin Crimson et datant de 1974. Allé est exposée au Art Institute of Chicago. Dans cette huile sur toile que l’on peut considérer de monochrome, Hafif explore un rapport direct au pigment, en dehors de toute représentation. La toile entière est recouverte d’alizarine cramoisie, utilisée comme masse chromatique pure, sans modulation, sans glacis, sans mélange.


Alizarine cramoisie par Mestan Tekin
Mass Tone Painting: Alizarin Crimson - Marcia Hafif

Ce geste radical met en avant les propriétés optiques et matérielles du pigment : sa transparence relative, son pouvoir colorant, sa brillance subtile. L’artiste savait pourtant que PR 83 était instable. Mais dans sa logique de peinture expérimentale, la transformation dans le temps fait partie de l’œuvre. Ce n’est plus un défaut, c’est une condition d’existence. Cette idée est également un des facteurs pour lesquels ce pigment est encore dans la palette restreinte.


Un dernier exemple récent est celui d’Anselm Kiefer dans The Orders of the Night (1996)

L’analyse scientifique d’une partie de cette œuvre, conservée au MoMA, a révélé l’usage d’un pigment proche de l’alizarine cramoisie dans certaines zones rouges profondes, mélangé à d’autres liants et médiums.


Alizarine cramoisie par Mestan Tekin
The Orders of the Night - Anselm Kiefer

Kiefer est connu pour expérimenter des matériaux instables ou expressifs, parfois en pleine conscience de leur dégradation future, dans une démarche presque wabi-sabi. L’alizarine cramoisie apparaît ici non comme pigment principal, mais comme nuance utilisée pour sa profondeur et sa capacité à se fondre dans des textures complexes.

La fragilité même du pigment participe au propos de l’œuvre, en lien avec la mémoire, le passage du temps, et la disparition.




Les équivalents modernes : alternatives stables et performantes


Face à la défaillance de PR 83, l’industrie des beaux-arts a cherché dès le milieu du XXe siècle des substituts. Trois pigments se sont imposés :

PR 209 – Quinacridone Red : Teinte très proche de l’alizarine, légèrement bleutée, très stable, excellente transparence.

PR 206 – Quinacridone Burnt Scarlet : Plus chaud, très profond, excellent pour les glacis.

PR 179 – Perylene Maroon : Moins saturé, mais extrêmement stable, idéal pour les ombres et les tons sourds.


Ces 3 alternatives ont chacune des forces, mais c’est peut-être le Rouge Quinacridone qui va être le plus proche de l’Alizarine, sans toutefois l’égaler en profondeur.

Il est toutefois possible de stabiliser l’Alizarine par un vernis anti UV.



Conclusion


L’alizarine cramoisie incarne à la fois la splendeur et la fragilité de la couleur en peinture. Fruit d’une longue histoire – de la racine de garance à la synthèse industrielle –, elle a traversé les âges pour enrichir les palettes des plus grands. Mais son instabilité à la lumière l’a reléguée, peu à peu, au rang de pigment problématique.


Si certains artistes contemporains, comme Marcia Hafif, en font un usage conceptuel, la majorité des professionnels s’en détournent au profit de pigments modernes aux qualités comparables, mais plus durables. Pour autant, connaître et comprendre l’alizarine cramoisie reste essentiel pour tout peintre, restaurateur ou historien de l’art. Car au-delà de la chimie, ce pigment est un symbole : celui d’une époque où la beauté l’emportait parfois sur la permanence.


Je trouve qu’il y a quelque chose de magique dans l’impermanence, et l’alizarine est la seule garante de cette magie dans la gamme restreinte. Sa présence dans la palette reste un dilemme que les quinacridones peuvent en partie résoudre. En art tout les choix sont possibles puisque le seul impératif est l’expérience de peindre avec le plus grand plaisir et le dialogue entre vous et l’œuvre.


Si vous avez des questions sur le pigment, les exemples, les alternatives pigmentaires ou tout autre point abordé par cet article, n’hésitez pas à m’en parler en atelier.

À vos pinceaux!

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