La Ronde de Nuit de Rembrandt, réalisée en 1642, est un chef-d’œuvre emblématique de l’art occidental. Cette œuvre monumentale illustre non seulement le talent technique et conceptuel de l’artiste, mais également les transformations sociales, culturelles et technologiques du XVIIᵉ siècle.
Ce premier article analytique d'une œuvre de la Revue de l'Atelier explore le contexte de la commande, la technique picturale, l’évolution de l’œuvre au fil du temps, ainsi que les apports des dernières avancées scientifiques dans son étude.

En atelier, on apprend souvent qu’observer les œuvres des grands maîtres est une étape essentielle pour comprendre et maîtriser l’art de la peinture. J’espère que cet article soulignera l’importance de cette démarche et vous incitera à étudier les œuvres des musées avec une attention renouvelée.
Contexte historique
La Ronde de Nuit a été commandée par la milice civique d’Amsterdam, dirigée par le capitaine Frans Banning Cocq. Destinée à orner la Kloveniersdoelen, une salle de banquet pour les membres de la milice, cette commande s’inscrivait dans une tradition de portraits de groupe réalisés aux Pays-Bas. Ces tableaux servaient à montrer le statut et l’unité des miliciens.
Cependant, Rembrandt s’écarte de la formule traditionnelle en introduisant une dynamique narrative et une composition inhabituelle. L’œuvre représente un groupe de miliciens en mouvement, organisés autour du capitaine Banning Cocq et de son lieutenant Willem van Ruytenburch. Les personnages sont disposés dans une scène animée qui s’éloigne des compositions rigides de ses prédécesseurs. Cette approche novatrice a suscité des critiques mitigées à l’époque.
Rembrandt s'installe à Amsterdam vers 1630 et assez rapidement il travaillera sur son premier portrait de groupe, La Leçon d'Anatomie du Docteur Tulp, dont l'exceptionnelle maîtrise lui apportera une belle renommée auprès du public. Ce qui frappe tout de suite par rapport à ses contemporains, c'est le mouvement et la profondeur psychologique des personnages. Il a semblé logique à la milice de capturer leurs portraits par l'artiste le plus moderne et le plus grandiose du moment.

Le style génial de Rembrandt
Avant d'aller plus loin dans l'analyse de La Ronde de Nuit, il y a plusieurs points sur le style de Rembrandt que je dois mettre en avant.
Il est souvent considéré comme un maître inégalé du clair-obscur, technique qui exploite les contrastes entre les zones lumineuses et sombres pour créer une profondeur dramatique et émotionnelle. Cette approche aurait été influencée par son étude des maîtres italiens, tels que Caravaggio, tout en développant un style plus introspectif et narratif. Son penchant pour l'introspection se reflète dans ses plus de 80 autoportraits réalisés au cours de sa vie. On sent chez lui une profonde préoccupation pour la condition humaine.
Des analyses récentes montrent aussi que Rembrandt utilisait une approche non linéaire, souvent en modifiant ou en repeignant des parties importantes de ses tableaux au fur et à mesure. Cette "improvisation" contrôlée souligne sa capacité à expérimenter et à s’adapter en fonction des besoins narratifs ou esthétiques.
Rembrandt a prospéré à une époque où les Pays-Bas connaissaient un âge d’or économique et artistique. La montée d’une bourgeoisie marchande aisée a joué un rôle clé dans la commande d'œuvres complexes et ambitieuses, comme La Ronde de Nuit. Cela a nourri sa créativité en lui offrant des défis uniques, mais aussi des moyens matériels importants pour expérimenter. Pour avoir une idée de son train de vie à l'époque il faut visiter sa maison/atelier à Amsterdam. Il avait tendance à dépenser sans compter et à collectionner des objets particuliers comme des armures, des verres précieux, des cabinets somptueux...
Il était obsédé par la texture et le rendu des matériaux, ce qui explique en partie son goût pour les objets. Bien qu’il ait étudié sous des maîtres tels que Pieter Lastman, Rembrandt s’est rapidement affranchi des conventions académiques. Il utilisait donc des outils inhabituels, comme ses propres doigts ou des couteaux, pour manipuler la peinture. C'est une attitude que je comprends totalement puisque, pour un esprit exubérant, arriver à un résultat fascinant justifie les moyens. Plusieurs études montrent d'ailleurs son utilisation innovante des pigments pour créer des effets de lumière et des textures quasi tridimensionnelles.
Dernier point qui va nous expliquer beaucoup de choses : il se distingue par sa capacité à organiser des compositions complexes qui racontent une histoire. Ses œuvres regroupent souvent plusieurs figures en interaction, mais sans rigidité. Cette vision narrative est particulièrement visible dans La Ronde de Nuit, où chaque personnage semble jouer un rôle spécifique dans l’action collective.
Analyse de la composition
L’un des éléments les plus intrigants de La Ronde de Nuit est la présence d’un personnage féminin situé à l’arrière-plan, à gauche du capitaine. Vêtue d’une robe dorée, cette figure n’est pas une simple spectatrice. Elle tient un poulet mort, symbole de la milice (les griffes et le bec pouvant représenter les arquebusiers). Ce personnage joue un rôle symbolique et allégorique, soulignant l’identité collective de la milice. Certains chercheurs interprètent également sa présence comme une évocation de la lumière et de la pureté.

On ne peut s'empêcher de penser également à Saskia, la compagne de Rembrandt, qui meurt de la tuberculose au moment où il peint cette commande. Il l'a peinte de nombreuses fois dans des compositions variées, et on reconnaît ses traits dans ce portrait presque symbolique. Il perd Saskia, mais également plusieurs enfants, et sa résilience face à ces drames se ressent dans ses œuvres tardives. Si vous observez indépendamment chacun des portraits, vous remarquerez que chaque personne semble repliée sur elle-même, comme si Rembrandt peignait dans un mode introspectif.
Rembrandt est connu pour avoir intégré son propre visage dans plusieurs de ses œuvres. Dans La Ronde de Nuit, un visage à demi dissimulé, situé dans l’obscurité à droite de la composition, est souvent interprété comme un autoportrait. Ce détail, subtil et à peine perceptible, reflète à nouveau son habitude d’insérer des éléments autobiographiques dans ses peintures.

À l’époque, dans un portrait collectif, on avait tendance à présenter chaque personne regardant l’observateur, alignée de manière souvent monotone pour répondre à un cahier des charges contraignant. Rembrandt l’excentrique, comme on l'a vu, était loin de se satisfaire d'une composition statique. C'est pourquoi il a façonné une scène mouvementée, presque une bataille ou un tableau historique, ce qui était une absolue nouveauté.
On a la sensation que les personnages, à taille humaine, vont sortir de la toile. La main en raccourci du capitaine semble déjà sortie du plan. Elle projette une ombre portée qui paraît tenir l'armoirie de la ville, incrustée en impasto sur le vêtement clair.

Les regards des personnages et leurs positions semblent chaotiques, et pourtant, la composition est tenue par les personnages centraux et quelques lignes de construction qui attachent la périphérie.
Techniques picturales et matériaux
Analyse des couches picturales
Une sous-couche de peinture à base de plomb a été identifiée grâce à des observations spectroscopiques récentes, mettant en lumière l'ingéniosité de Rembrandt. En effet, le tableau était destiné à être accroché sur un mur dont le revers donnait sur l'extérieur du bâtiment. Cette sous-couche, composée de blanc de plomb mélangé à des terres, servait à imperméabiliser le tableau par l'arrière tout en créant une base lumineuse. Sur cette préparation, Rembrandt appliquait des glacis translucides et des couches opaques. Les ombres étaient modélisées à l’aide de terre d’ombre naturelle, tandis que les zones lumineuses exploitaient des pigments comme le jaune de plomb-étain.
Palette de pigments identifiés
Rembrandt a largement employé le smalt, un pigment bleu fabriqué à partir de verre coloré. Ce pigment était créé en faisant fondre du quartz (sable) avec de la potasse (utilisée comme fondant) et du minerai de cobalt grillé (donnant la couleur bleue) à 1200 °C. Au XVIIᵉ siècle, le cobalt provenait principalement de Saxe (Allemagne) et était acheminé aux Pays-Bas, où existait un grand centre de production.
Rembrandt n’utilisait pas le smalt uniquement pour ses teintes bleues. Il le mélangeait à d’autres pigments pour obtenir diverses couleurs : avec du rouge pour créer du violet, avec du jaune pour produire du vert, ou encore pour enrichir ses bruns. En outre, le smalt était employé pour épaissir la peinture et en accélérer le séchage, ce qui reflète encore de l’ingéniosité technique de l’artiste. Par contre, comme on le voit ici, le smalt devient brun avec le temps. Toutes les zones de la composition en contenant dans les mélanges ont perdu leur saturation.

Le blanc de plomb est omniprésent dans ce tableau et en général chez Rembrandt. Le pigment était obtenu par un processus on ne peut plus étonnant : des bandes de plomb étaient suspendues au-dessus de vinaigre dans des pots en terre, puis enterrées sous du fumier de cheval pendant plusieurs semaines. Ce traitement provoquait la corrosion du métal, formant une poudre blanche brillante : le blanc de plomb. À l’époque de Rembrandt, les Néerlandais étaient renommés dans toute l’Europe pour leur blanc de plomb. On l'appelait même la "recette hollandaise", et Rembrandt appréciait ses propriétés exceptionnelles et ses qualités optiques, qu’il utilisait pour créer divers effets, notamment ses célèbres impastos.
Au XVIIᵉ siècle, le jaune de plomb-étain était produit en chauffant trois parts d’oxyde de plomb avec une part d’oxyde d’étain. Une légère variation de la température lors du processus permettait d’obtenir différentes nuances de jaune, allant de tons orangés à des teintes plus proches du jaune citron. Ici, les rehauts jaune clair correspondent au jaune de plomb-étain. À l'époque, les détails dorés et les reflets des costumes devaient briller comme de l'or métallique. Ces secteurs dorés de la composition contiennent aussi énormément d'arsenic, donc absolument toxique et délicat à manipuler.

Les autres pigments notables sont : le vermillon, utilisé pour les accents rouges tels que les drapeaux et les rubans ; l'azurite, appliquée sur les vêtements pour ses teintes bleues vibrantes ; la terre d’ombre naturelle, employée pour les ombres profondes, chauffée pour ajuster sa tonalité ; et le noir de carbone, présent dans les contours et les détails sombres.
Certains pigments se sont tellement dégradés avec le temps qu'on ne voit que l'esquisse de départ, comme le chien au premier plan.
Les liants, principalement de l’huile de lin, ont été ajustés pour obtenir des effets variés de transparence et de texture. Les applications différenciées des pigments et des liants montrent l’attention minutieuse de Rembrandt aux détails et aux effets de lumière.
Transformations et restauration
Altérations historiques
En 1715, La Ronde de Nuit a été déplacée vers l’hôtel de ville d’Amsterdam. Lors de ce transfert, le tableau a été coupé sur les bords pour s’adapter à son nouvel emplacement, entre deux portes d'une salle trop petite, mutilant ainsi plusieurs personnages. Parmi eux, trois figures situées sur le côté gauche de la composition ont été perdues, notamment des miliciens qui contribuaient à l'équilibre narratif et spatial original de l’œuvre. Cette intervention a significativement modifié la composition initiale, qui paraît presque trop centrée aujourd'hui. Sur la partie gauche manquante, une porte était placée, expliquant le mouvement général du groupe.
Restauration moderne
L’Operation Night Watch, initiée en 2019, a permis d’étudier la peinture à l’aide de technologies avancées telles qu’une spectroscopie infrarouge, révélant des esquisses sous-jacentes, et la fluorescence des rayons X (XRF), qui dresse une cartographie chimique des pigments. Ces techniques ont mis en évidence des modifications apportées par Rembrandt en cours d’exécution, témoignant d’un processus créatif adaptatif : déplacements de jambes et de bras, esquisse de départ comprenant davantage de lances en arrière-plan.
Il avait également dessiné et peint des plumes sur le casque du milicien Claes van Cruijsbergen, mais il les a finalement recouvertes de noir. On devine, avec l'érosion du noir, des traces de rouge et d'ocre de ces plumes qui refont surface.



Le tableau contient également de très petites lacunes de peinture et des amas blancs. Ces derniers se sont formés au fil des siècles en raison de la réaction du plomb avec le liant huileux. Ces protubérances se sont détachées ou ont été retirées lors des nettoyages successifs de la peinture, laissant de petits trous qui apparaissent sous forme de points noirs.

Il existe de nombreux effets de déformation de teinte, de couches, de craquelures... liés au passage du temps, et c'est un travail passionnant de les découvrir et de les comprendre pour améliorer les processus de restauration ou améliorer la qualité des pigments utilisés aujourd’hui dans nos ateliers.
J’aimerais rapidement revenir sur la fin de Rembrandt. Après la mort de Saskia, il élève seul son fils Titus, et c’est à cet instant que naît La Ronde de Nuit. Cette année charnière marque le déclin d’un homme rongé par la mélancolie. Le public souhaitait davantage de couleurs — on est en plein baroque — mais ce n’est pas dans l’ADN du maître. Il finira par avoir trop peu de commandes. Il vendra sa maison et même la pierre tombale de Saskia pour survivre. Et malgré tout, il continuera de peindre, renfermé sur lui-même, multipliant des autoportraits explorant toujours plus loin la représentation du temps par des empâtements et des expérimentations de plus en plus avancées. La Ronde de Nuit est véritablement le point d’orgue de sa carrière.
L’impasto était alors passé de mode, avant de revenir avec les impressionnistes. Aujourd’hui, même si l’empâtement semble parfois façonné par une surconsommation et une boulimie artistique collective, il trouve en partie son origine dans le génie d’un maître exubérant dans un atelier d’Amsterdam en 1642.

Conclusion
On voit ici à quel point La Ronde de Nuit est bien plus qu'un simple tableau. Il est une fenêtre monumentale sur l'ingéniosité artistique et la maîtrise technique d'un génie. Il continue de révéler ses secrets, grâce aux avancées technologiques et aux efforts de conservation minutieux entrepris aujourd’hui. Chaque détail, chaque pigment, chaque coup de pinceau raconte une histoire – celle d’un peintre audacieux qui repoussait sans cesse les limites de son art par goût de l'excellence, et non sans ambition parfois métaphysique.
Je crois qu'au-delà de sa beauté visuelle et de son impact narratif, cette peinture incarne l’essence même de la quête artistique : une exploration constante des matériaux, des techniques et des émotions. Les découvertes récentes, comme les esquisses sous-jacentes ou les pigments dissimulés, nous rappellent que l’art de Rembrandt n’était pas figé, mais en perpétuelle évolution, à l’image de son époque et de ses aspirations.
Ce chef-d'œuvre nous invite à réfléchir sur notre propre manière d’aborder l’art, en atelier ou dans nos galeries et musées, avec un regard toujours plus attentif et curieux. Il continue d'inspirer artistes, restaurateurs et amateurs, comme un rappel intemporel de la puissance de notre créativité et de l'héritage que nous laissent les maîtres du passé... qui soufflent à l'oreille des maîtres de demain (si on sait écouter).
J'ai pris beaucoup de plaisir à rédiger cet article qui m'a replongé quelques années en arrière. Il a fallu trancher sur le contenu et il y a donc beaucoup d'autres aspects du tableau dont je ne parle pas ici. Si vous avez des questions sur certaines notions abordées, n'hésitez pas à m'en parler en atelier.
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