Lire, comprendre et pratiquer l’art abstrait
- Mestan Tekin
- 31 juil.
- 11 min de lecture
Approches, exigences, perceptions

L’abstraction en art n’est ni une fuite devant la réalité ni un caprice esthétique. Je suis convaincu qu’elle constitue l’une des aventures majeures de la modernité. Refuser de représenter le visible n’équivaut pas à refuser la réalité. L’abstraction propose simplement d’explorer une autre couche du réel, dans laquelle des rythmes, des structures, des forces invisibles organisent le monde.
Je me suis longtemps posé la question, étant à la fois enseignant et artiste, de comment expliquer l’abstraction. Comment lui donner un cadre. Comment l’apporter pour la faire comprendre, et transmettre à l’élève le désir de l’expérimenter et peut-être la dominer. Voici la compilation de mes notes qui me paraissent ici les plus pertinentes.
Historiquement, l’abstraction ne surgit pas en rupture brutale. Elle s’enracine dans des pratiques anciennes comme la calligraphie orientale que j’affectionne beaucoup, les motifs symboliques des arts premiers comme ceux de certaines grottes préhistoriques ou même proto-helléniques, les compositions décoratives de l’art byzantin ou islamique. Même dans la peinture européenne, Turner ou Whistler avaient ouvert la voie, non par renoncement à la figuration, mais en cherchant l’essence des formes, la vibration de la lumière, la dynamique du geste. Nous voyons aujourd’hui de l’abstraction chez Turner, alors que lui y voyait l’essence des forces du monde.
Au XXe siècle, l’abstraction prend un statut autonome. Kandinsky, Mondrian, Malevitch affirment que l’art n’a pas à reproduire la nature, mais qu’il peut se consacrer à ses propres lois internes.

Pour Kandinsky, la peinture devient un langage visuel analogue à la musique, capable de susciter des résonances intérieures sans support figuratif.

Pour Mondrian, l’abstraction géométrique vise à exprimer l’harmonie universelle, en réduisant la forme au minimum nécessaire.

Pour Malevitch, le carré noir sur fond blanc est une sorte de zéro pictural ou un point de départ radical pour un nouveau langage.
Il est donc essentiel de comprendre que l’abstraction n’est ni un abandon de la rigueur, ni une simple liberté formelle. Elle est la recherche exigeante d’un système plastique cohérent, capable d’agir sur la sensibilité humaine sans recours partiel ou total à l’imitation du réel.
J’ai opté pour un plan très personnel pour cet article qui s’adresse avant tout aux élèves de l’atelier, à des amoureux de l’art ou à des professionnels.
Qu’est-ce que l’abstraction exige de l’artiste ?
Qu’est-ce qu’elle exige du spectateur ?
Comment pratiquer l’abstraction ?
L’abstraction et ses enjeux aujourd’hui.
Je vous ai également ajouté une fiche d’exercices pratiques et quelques erreurs à éviter.
Ce que l’abstraction exige de l’artiste : rigueur, maîtrise, conscience
L’un des grands malentendus que je rencontre est de croire que l’abstraction serait un domaine “libre”, où les règles académiques ou optiques ne s’appliquent plus. Loin de s’affranchir des fondamentaux, l’artiste abstrait doit les maîtriser plus encore, car il n’a plus le recours au modèle pour justifier ses choix.
La rigueur des fondamentaux plastiques
Composition, contrastes, rapport des valeurs, équilibre des masses, tensions rythmiques, gestion de l’espace… Ce sont ces éléments qui font tenir un tableau abstrait.

Exemple : Nicolas de Staël. Sous l’apparente brutalité de ses empâtements et de ses aplats, chaque segment de couleur est minutieusement pesé. La tension des masses, la répartition des tons, la respiration entre les formes révèlent un œil de compositeur exigeant. Rien n’est laissé au hasard.
Un peintre figuratif peut parfois masquer une faiblesse de composition par la narration ou le réalisme. En abstraction, ce masque tombe.
La conscience du geste
Dans l’abstraction gestuelle, le geste n’est pas un simple épanchement spontané. Il est la traduction d’une intensité intérieure, d’un rythme pensé.

Exemple : Cy Twombly (pour lequel je souhaite vraiment prendre le temps d’écrire un article un jour), souvent réduit à des “gribouillis” par les non-initiés, élabore en réalité un langage du geste, chargé de références historiques, de tensions émotionnelles, de réminiscences calligraphiques. Chaque trait est le résultat d’un processus où l’instinct s’allie à la culture.
L’autocritique permanente
L’abstraction impose au peintre une vigilance accrue. Là où le figuratif offre des points de comparaison (ressemblance, proportions), l’abstraction ne repose que sur l’exigence interne du peintre.

Exemple : Zao Wou-Ki retravaillait sans relâche ses grands formats, cherchant l’équilibre parfait entre fluidité et structure. Il n’hésitait pas à reprendre, recouvrir, effacer, jusqu’à ce que la toile sonne juste, sans autre juge que lui-même.
Le regard de l’artiste doit devenir à la fois son allié et son censeur. Cultiver un sens aigu de la cohérence interne, accepter le doute, la remise en question : voilà ce que l’abstraction exige.
Ce que l’abstraction exige du spectateur : disponibilité, sensibilité, patience
Face à une œuvre abstraite, le spectateur ne dispose plus des repères habituels de la lecture figurative. Pas de scène à déchiffrer, pas de personnage à identifier, pas de récit à suivre. Cette absence, loin de le désarmer, l’invite à un autre type de relation avec l’œuvre : une relation directe, sensible, immédiate, mais non passive.
L’abstraction propose au regardeur une expérience ouverte, où la réception ne dépend
pas d’un savoir préalable mais d’une disposition intérieure. Elle demande ce que l’on pourrait appeler une écoute visuelle, analogue à l’écoute musicale.

Exemple : Face à un Rothko, certaines personnes se sentent bouleversées, d’autres restent indifférentes. Ce n’est pas une question de compétence ou d’érudition. L’œuvre agit ou non, selon l’état de disponibilité du spectateur.
Le spectateur est donc invité à se laisser traverser par l’œuvre, sans chercher à comprendre au sens analytique, mais en acceptant d’éprouver des sensations : de couleur, de rythme, de tension. Cette expérience ne se produit pas nécessairement dans l’instant. L’abstraction, souvent, travaille dans la durée. Le regard, d’abord hésitant, s’ajuste, perçoit des équilibres, des déséquilibres, des respirations.

Exemple : Les grands formats de Soulages, avec leurs noirs profonds, demandent du temps. À mesure qu’on les regarde, la lumière s’y réfléchit, des nuances apparaissent, le tableau répond au déplacement du spectateur.
L’abstraction n’exige donc pas moins du spectateur qu’une œuvre figurative. Elle exige autrement : une patience, une attention fine, une capacité à suspendre le jugement immédiat.
Pratiquer l’abstraction : exercices, méthodes, exigences du travail
L’abstraction ne s’improvise pas. Si elle autorise la liberté, celle-ci ne prend tout son sens que dans le cadre d’une pratique rigoureuse, structurée, consciente. Pour un artiste, entrer dans l’abstraction suppose d’abord un engagement dans le travail plastique, de façon méthodique. Voici quelques pistes concrètes à travailler en atelier et de votre côté.
Travailler par gammes et variations
S’imposer des contraintes de formats, de couleurs, de formes, permet paradoxalement de libérer la créativité.
Exercice : Réaliser une série de dix études avec seulement trois couleurs, sans formes figuratives, en variant uniquement la répartition des surfaces et les rythmes. Cette démarche apprend à sentir les équilibres internes sans le secours du motif.
Étudier les rythmes et les dynamiques
L’abstraction n’est pas une juxtaposition d’effets. Elle repose sur des tensions, des circulations du regard.
Exercice : Composer des rythmes de lignes, obliques, horizontales, verticales, et étudier comment le regard circule d’un bord à l’autre. Chercher la respiration, la densité, le vide.
Travailler en série
L’abstraction gagne à se développer dans le temps. Travailler un même thème sur plusieurs supports permet de dépasser les premières idées, souvent trop attendues, comme souvent lors des premières heures en cours d’abstraction à l’atelier. Il faut faire confiance au processus et à la répétition intelligente.
Exercice : Faire dix variations autour d’une même composition de base, en modifiant l’échelle, le rythme, la chromatique, la gestuelle. Cette série devient un laboratoire d’exploration.
Travailler en grand format
Beaucoup d’artistes abstraits ont recours au grand format, non par goût du spectaculaire, mais parce que le geste, la matière, le rythme s’y expriment plus pleinement. L’atelier ne permet pas à des groupes entiers de s’engager dans des formats immenses, et le but des cours est avant tout de comprendre, tester, expérimenter sur des plus petits formats, comme des fenêtres de tir artistiques. Mais
ceux qui le peuvent de leur côté ou en atelier libre, la grandeur est une clé pour mieux gesticuler !

Exemple : Zao Wou-Ki ou Joan Mitchell déployaient leur énergie sur des toiles de plusieurs mètres, engageant le corps entier dans l’acte pictural.
Se confronter au regard extérieur
Il est fondamental de confronter son travail à un regard extérieur : d’un professeur :-), d’un pair, ou même d’un spectateur averti, pour affiner son jugement. Le regard des autres révèle souvent des déséquilibres, des incohérences, ou au contraire des forces dont on n’avait pas conscience. Le cours d’abstraction du mardi est la possibilité de partager vos expériences et vos regards croisés.
L’abstraction aujourd’hui : enjeux, récupérations, authenticité
Dans le paysage artistique contemporain, l’abstraction occupe une place paradoxale. D’un côté, elle demeure un espace de liberté, d’expérimentation, de recherche sincère. De l’autre, elle est devenue un produit de marché, une marchandise esthétique souvent vidée de son contenu.
On observe ainsi une prolifération d’œuvres dites « abstraites » destinées au marché décoratif : de grandes toiles colorées, séduisantes, produites en série, qui jouent sur l’effet sans réelle recherche plastique. Cette dérive ne condamne pas l’abstraction, mais elle oblige l’artiste à rester vigilant sur son propre positionnement.
Par exemple, l’inflation des grands formats abstraits, souvent monochromes ou semi-gestuels, proposés par certaines galeries commerciales, réduit l’abstraction à un effet de surface.
Pourtant, des artistes continuent de nourrir l’abstraction d’une véritable recherche. Ils inscrivent leur travail dans un dialogue avec l’histoire, avec les enjeux politiques, sociaux ou philosophiques.

Exemple : Julie Mehretu, qui mêle abstraction gestuelle, cartographie urbaine, et réflexion sur le pouvoir ; ou Mark Bradford, dont les œuvres abstraites intègrent des matériaux pauvres et interrogent les dynamiques sociales.

Ce qui distingue l’abstraction sincère de sa caricature commerciale, c’est la densité du processus, c’est-à-dire la manière dont l’artiste s’engage dans une recherche plastique, avec exigence, honnêteté, et parfois doute.
Le défi, pour l’artiste contemporain, est donc de rester fidèle à cette exigence. De ne pas céder à la tentation du beau vide de sens. D’assumer la complexité, le risque, l’imprévisibilité de l’abstraction.
Conclusion
L’abstraction n’est ni un refuge ni une facilité. Elle est une langue exigeante, qui demande à l’artiste de maîtriser ses moyens, au spectateur d’affiner son regard, et à chacun d’accepter l’aventure du doute.
Pour celui qui la pratique, elle représente une voie d’exploration infinie où chaque forme, chaque couleur, chaque rythme devient matière à recherche, à dialogue, à poésie.
Pour celui qui la regarde, elle offre une expérience esthétique singulière, faite de sensations, de résonances, de silences aussi. Une rencontre avec ce que la peinture a de plus essentiel : son pouvoir d’agir sur nous, en deçà ou au-delà du visible.
Des ponts existent aujourd’hui entre abstraction et figuration. Une infinité de possibilités permettent d’éfleurer, de déconstruire ou d’enrichir la figuration.
À partir de septembre, les cours de peinture abstraite reprennent les mardis à 15h. Vous pouvez également toucher à l’abstraction lors des cours collectifs dans vos techniques respectives. N’hésitez pas à m’en parler si vous avez des questions.
Fiche pédagogique complète
Exercices pratiques pour s’initier et progresser en abstraction
Cette série d’exercices vise à structurer votre approche de l’abstraction, à vous aider à comprendre les fondamentaux plastiques, à aiguiser votre regard, et à libérer votre geste tout en gardant la rigueur indispensable.
Si vous ne comprenez pas totalement un intitulé ou souhaitez plus d’indications ou des conseils n’hésitez pas à m’en parler en atelier.
1. Explorer la couleur avec des contraintes. Créer des séries avec une palette limitée
Objectif : Apprendre à construire des équilibres colorés sans vous disperser.
Consigne :
• Choisissez exactement trois couleurs (par exemple : rouge, bleu, jaune).
• Réalisez une série de 10 petites études (format A4), sans utiliser la moindre forme figurative.
• Variez la répartition des couleurs : parfois une dominante, parfois un équilibre, parfois un choc des trois.
• Cherchez à ressentir comment les couleurs interagissent et ce que leur équilibre ou déséquilibre produit sur le regard.
2. Travailler le rythme visuel avec des lignes simples
Objectif : Comprendre comment le regard circule sur la surface grâce aux lignes.
Consigne :
• Utilisez uniquement des lignes noires (crayon, pinceau fin, feutre).
• Créez 5 compositions différentes où vous expérimenterez :
• Une avec des lignes horizontales,
• Une avec des lignes verticales,
• Une avec des obliques,
• Une qui combine plusieurs directions,
• Une jouant sur les vides et les pleins.
• Observez ce que chaque direction provoque sur le rythme de la composition.
3. Sortir des idées préconçues grâce au travail en séries de variations
Objectif : Aller au-delà de la première idée en explorant toutes les possibilités autour d’un même thème.
Consigne :
• Inventez une composition de base très simple (par exemple : deux formes et une diagonale).
• Déclinez-la en 20 versions en changeant à chaque fois :
• Le format,
• Les couleurs,
• Les rythmes,
• Les gestes.
• Cherchez à vous surprendre vous-même et à aller plus loin que votre première impulsion.
4. Comprendre le rapport entre geste et format en passant du petit au grand
Objectif : Ressentir la différence de dynamique entre un geste restreint et un geste ample.
Consigne :
• Réalisez une petite étude au format A5.
• Puis, refaites exactement la même composition sur un format A2 ou plus grand.
• Observez comment votre geste évolue, comment la composition respire ou se transforme.
• Notez ce que vous ressentez dans le passage d’un format à l’autre.
5. Explorer la matière picturale en jouant sur les textures et les effets
Objectif : Comprendre comment la matière influence la lecture d’une œuvre.
Consigne :
• Sur un support solide (carton, bois, toile rigide), réalisez une série de 5 petites études.
• Pour chaque étude, utilisez une matière ou une texture différente :
• Empâtements épais,
• Glacis transparents,
• Raclage ou grattage,
• Brossage ou frottage,
• Projection ou jet de matière.
• Observez comment la matière entre en dialogue avec la couleur et la composition.
6. Prendre du recul en confrontant ses travaux au regard des autres
Objectif : Apprendre à recevoir des retours et à aiguiser votre regard critique.
Consigne :
• Présentez vos études à un professeur, à un autre élève ou à un regard extérieur bienveillant.
• Demandez-leur de vous dire ce qu’ils perçoivent :
• Les forces,
• Les points faibles,
• Les tensions,
• Les effets inattendus.
• Notez les remarques et analysez-les sans vous braquer. Cela fait partie de l’apprentissage.
7. Tenir un journal de bord plastique pour suivre ses découvertes
Objectif : Garder la trace de votre processus, de vos ressentis et de vos pistes d’évolution.
Consigne :
• Après chaque séance ou exercice, prenez 5 minutes pour écrire :
• Ce que vous avez ressenti,
• Ce que vous avez appris,
• Ce que vous souhaiteriez retravailler.
• Ce carnet deviendra un outil précieux pour progresser avec conscience.
8. Stimuler la créativité avec des exercices bonus à faire seul ou en atelier
Objectif : Dépasser les habitudes et déclencher des idées nouvelles.
Consignes :
• “5 minutes chrono” : réalisez une composition abstraite en 5 minutes maximum.
• Main non dominante : peignez avec la main gauche (si vous êtes droitier), ou avec un outil inhabituel (brosse à dents, spatule).
• Musique + geste : peignez en écoutant une musique et laissez votre geste se caler sur le rythme.
9. Comprendre l’impact des contrastes de valeurs dans la composition
Objectif : Maîtriser l’équilibre visuel des clairs, des moyens et des foncés.
Consigne :
• Travaillez uniquement avec noir, blanc et un gris moyen.
• Réalisez 5 études où vous chercherez à :
• Créer des tensions avec les contrastes,
• Trouver l’équilibre ou le déséquilibre volontaire,
• Observer comment l’œil réagit aux zones claires ou sombres.
10. S’inspirer d’une œuvre figurative pour en extraire un langage abstrait
Objectif : Apprendre à capter les structures, les rythmes et les couleurs d’une image figurative sans la copier.
Consigne :
• Choisissez une œuvre figurative qui vous inspire (peinture, photo, dessin).
• Réalisez 3 études abstraites en vous inspirant de ses masses, de ses dynamiques, de ses couleurs, mais sans en reprendre les formes.
• Cherchez ce qui reste de l’esprit de l’image lorsque le motif disparaît.
Rappels importants : Ce qu’il faut éviter
• Ne pas copier sans réfléchir.
• Ne pas chercher à « faire joli » ou décoratif.
• Ne pas se contenter d’un travail inachevé ou non analysé.
• Ne pas confondre liberté et laisser-aller.
Ces exercices ne visent pas à produire des œuvres finies, mais à entraîner votre œil, votre geste, et votre capacité à ressentir et comprendre les ressorts plastiques d’une composition abstraite. C’est par la répétition, l’analyse, la remise en question et le travail conscient que votre pratique s’affinera.
À vos palettes!


super article, merci !