Jenny Saville est une figure incontournable de la peinture contemporaine. Depuis plus de trente ans, ses toiles monumentales bouleversent les canons de la représentation du corps féminin, s’imposant à contre-courant des tendances conceptuelles des années 1990. Elle est aujourd’hui l’une des plus grandes peintres figuratives de notre époque, interrogeant la matérialité de la chair, les normes esthétiques et la perception du corps dans une société obsédée par la perfection.
Je suis son travail depuis longtemps, et il me semble naturel qu’elle soit le sujet du premier article de la Revue de l’Atelier consacré à un artiste contemporain. Son œuvre est un mélange unique de maîtrise technique et d’expérimentation viscérale. À travers cet article, j’explore les éléments clés de son travail, sa technique et ses inspirations.
Une Formation Classique au Service d’une Révolte Artistique
Formée à la Glasgow School of Art de 1988 à 1992, Jenny Saville développe une approche rigoureuse du dessin d’après modèle vivant. Ces cours lui permettent d’acquérir une compréhension profonde de la structure du corps et des volumes, un savoir-faire qui deviendra central dans toute son œuvre. Son passage à l’Université de Cincinnati en 1991 marque un tournant décisif : elle y découvre la théorie féministe et observe, fascinée, les corps hors norme qui peuplent les centres commerciaux américains. Cette révélation oriente son travail vers une représentation crue et sans compromis de la chair.
Dès la fin de ses études, son talent est repéré par Charles Saatchi, collectionneur influent, qui achète l’intégralité de ses œuvres de fin d’études et lui offre une visibilité immédiate. Intégrée au mouvement des Young British Artists (YBA), elle s’en distingue pourtant par son attachement à la peinture à l’huile et à une figuration exacerbée, loin des installations provocatrices qui font la réputation du groupe.
Peindre la Chair
Jenny Saville peint des corps massifs, lourds, marqués par la vie, loin de l’idéalisation classique du nu féminin. Ses figures s’imposent au regard dans toute leur matérialité : plis, ecchymoses, cicatrices… Rien n’est édulcoré. Loin de chercher à séduire, elle revendique l’existence brute du corps. « Je peins chaque veine, chaque fossette, chaque imperfection de la peau », affirme-t-elle.
Sa palette charnelle s’inspire des maîtres anciens comme Rubens, Rembrandt et Titien, mais aussi de la gestuelle viscérale de Willem de Kooning et Francis Bacon. Son application de la peinture est physique, presque sculpturale : de grands empâtements viennent modeler la peau, créant une tension entre délicatesse et brutalité. C’est pour cette raison que l’intensité de son travail est difficile à percevoir sur un écran : ses œuvres doivent être vues en vrai pour ressentir pleinement leur matérialité.
Technique et Palette de Couleurs
Jenny Saville est une virtuose de la peinture à l’huile, qu’elle manie avec une physicalité remarquable. Ses toiles, souvent de très grand format (plus de deux mètres de haut), sont le théâtre d’un affrontement entre le geste de l’artiste et la surface à couvrir. Elle y dépose de généreuses couches d’empâtements, travaillant la pâte épaisse jusqu’à ce que la carnation peinte acquière une présence presque sculpturale. De près, la toile révèle des crêtes de peinture et des glacis translucides ; de loin, ces touches se fondent en une peau vibrante et striée de nuances.
Son coup de brosse oscille constamment entre délicatesse et violence : ici, une caresse de blanc rosé suggérant la lumière sur une courbe ; là, une traînée rageuse de carmin marquant une plaie ou un pli. Cette dualité témoigne de l’influence de l’expressionnisme abstrait sur sa pratique. Admiratrice de Willem de Kooning et Francis Bacon, elle partage avec eux cette énergie du geste, ce besoin de faire surgir l’émotion brute par l’attaque directe de la toile.
Chromatiquement, Saville puise dans une gamme de tons carnés étendue, héritée des maîtres anciens. Ses tableaux sont dominés par les roses, ocres, beiges et bruns rougeâtres, rehaussés par des notes bleutées ou violacées qui suggèrent les ombres, les ecchymoses et la chair sous-cutanée. Parfois, elle introduit des ruptures chromatiques plus contemporaines, comme des coulures vert olive ou des traits noirs de fusain.
Avec le temps, son approche a évolué vers une plus grande transparence. Ses œuvres récentes superposent dessin et peinture, mêlant fusain, pastel et huile pour donner l’illusion de voir plusieurs figures en une seule. Cette technique de la stratification permet d’évoquer le mouvement, la mémoire et le passage du temps, créant une vibration optique riche.
Le Corps Comme Territoire d’Expérimentation
Jenny Saville explore les transformations du corps à travers le genre, la chirurgie et la mémoire corporelle. Son travail s’appuie sur une vaste documentation visuelle et scientifique : photographies médicales, comptes-rendus d’opérations, imagerie anatomique… En 1994, après son premier succès, elle se rend à New York pour observer le chirurgien esthétique Barry Weintraub en pleine action. Durant des heures, elle assiste à des liposuccions, des remodelages de visage, des reconstructions de chairs. Cette expérience influence directement ses œuvres : les lignes de feutre que les chirurgiens tracent sur la peau avant une intervention deviennent un motif récurrent dans ses peintures.
Elle s’intéresse aussi aux figures transgenres (Passage, 2004) et aux corps fragmentés. Dans Aleppo(2017-2018), inspirée par la guerre en Syrie, elle représente des corps flottant entre vie et mort, introduisant une dimension plus politique à son travail.
Défi aux Canons de Beauté
Dans un monde dominé par le culte de la minceur et des images retouchées, Saville va à contre-courant. Elle célèbre les corps rejetés par la société et questionne les diktats imposés aux femmes. Son œuvre Branded (1992) illustre cette approche : elle y peint son propre corps nu, marqué de mots comme « délicate » ou « décorative », gravés dans la chair comme des injonctions absurdes.
Avec Plan (1993), elle pousse la réflexion plus loin en représentant un corps recouvert de marques chirurgicales, simulant les tracés préopératoires d’une liposuccion. Ce tableau devient un manifeste contre la pression esthétique et la médicalisation du corps féminin.
Une Influence Féministe
Si Saville ne revendique pas un militantisme frontal, son œuvre s’inscrit dans une démarche féministe évidente. Elle redonne au nu féminin une force, une autonomie et une subjectivité absentes des siècles de peinture dominés par le regard masculin. Son tableau Propped (1992), où une femme nue se tient sur un tabouret trop étroit, est recouvert d’un texte de la théoricienne féministe Luce Irigaray, gravé en miroir sur la toile.
Son autoportrait monumental, vendu 9,5 millions de livres sterling en 2018, a établi un record pour une artiste femme vivante, prouvant que son message résonne bien au-delà du monde de l’art.
Conclusion : Une Artiste Essentielle
Jenny Saville s’est imposée en quelques décennies comme une figure majeure de la peinture contemporaine. Son parcours – du fracas des YBA à la consécration internationale – illustre la puissance d’une vision artistique personnelle alliée à une maîtrise technique éblouissante. De ses premiers nus démesurés aux compositions récentes où les corps fusionnent en polyphonies visuelles, elle n’a cessé d’explorer l’« humain trop humain ». Son œuvre, viscérale et savante à la fois, continue de grandir et de questionner. Dans un monde où la diversité des voix s’affirme enfin, Jenny Saville demeure à l’avant-garde, cartographiant avec passion et audace le corps humain, ce paysage de notre temps.
J’espère que la découverte d’une telle artiste vous inspirera à expérimenter au-delà des a priori et des conventions, en explorant des chemins personnels surprenants, tout en vous appuyant sur une approche technique et esthétique toujours plus solide et exigeante.
Si vous avez des questions sur le style, la technique ou l’artiste, n’hésitez pas à m’en parler en cours ou dans les commentaires.
À vos pinceaux !
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